Le sentier aux lichens , Sentu Storte | Angèle Paoli
Canari le 25 Mai 2022
Ma Chère Grande,
Notre échange a pris le chemin des écoles. Et les jardins se sont alentis. Par ma volonté. Il fait trop chaud, pour... J’ai du mal avec la canicule obsédante qui s’est abattue sur l’île d’un coup sec. Et puis, et puis, j’ai beaucoup de travail (il va falloir que je ralentisse, là aussi) et avec la famille au milieu, j’ai quelque difficulté à me concentrer. Faute de temps, je lis la nuit. Et le jour, épuisée par la chaleur et le train-train, je m’octroie un pisolino qui peut prendre des allures de sieste prolongée.
J’ai englouti mon Rien va dans un carton et il va m’être difficile de le retrouver. Et de l’extirper pour le relire. En revanche, j’avais mis un extrait de cet étrange diario dans TdF. C’était en 2007.
https://terresdefemmes.blogs.com/mon_weblog/2007/02/8_fvrier_1959to.html
De l’intérêt de cette immense bibliothèque que j’ai mise à ma disposition et à la disposition de toutes et de tous. Ce seul extrait donne une idée du personnage et de ses préoccupations. Ce Rien va me va. Sans cesse il relance sa boule de pétanque devant moi ; elle roule et m’entraîne dans son sillage. Et me rend l’homme plutôt sympathique. Même si la question du « vide » me terrorise moins que celle du trop plein qui submerge notre époque, façon tsunami.
Je relis la liste des livres de Linda Lê annotée par Sabine et je vois que le titre n’est pas tout à fait le même : Rien ne va plus. Ce qui, pour moi, change la perspective. Et le titre de l’ouvrage en italien est bien Rien va ! Relisant ta lettre, je vois que tu adoptes le Rien ne va plus et que tu envisages d’autres perspectives ; d’autres interprétations. Il me faudrait ouvrir mes cartons ! Et relire. Mais c’est trop de travail à faire à défaire à refaire. Ce sera donc pour plus tard. Quoi qu’il en soit, je suis toujours à la recherche de ces « alliés substantiels » dont parle René Char et que tu sollicites aussi de ton côté. Et c’est vers ceux-là que nous nous obstinons à revenir sans cesse. Moi, comme un gecko des murailles. Ou comme une ânesse à son abreuvoir. (Ne pas voir dans « ânesse » une connotation péjorative. C’est juste qu’inconsciemment j’ai toujours en tête, ou à portée des lèvres, ce proverbe de ma mère, qui disait parlant de notre Pinella, « un si dà micca da bè a u sumeru chi non a sete ! / on ne donne pas à boire à un âne qui n’a pas soif !).
Donc, retourner un jour à Tommaso Landolfi et aller voir bientôt du côté de Linda Lê. Je dois dire qu’en dehors du Rien ne va plus de Landolfi, je n’ai lu aucun des titres cités dans cette page que Sabine a pris soin de compléter avec les noms de leurs auteurs ! Ainsi nous facilite-t-elle un peu les choses. Au cas où le désir nous prendrait d’aller piocher dans cette liste.
En attendant, celui que je tiens à portée de mains c’est l’incroyable et inépuisable Lichens de Vincent Zonca. Sous-titré « Pour une résistance minimale ». Un livre-bible, toujours à mes côtés, dont je relis avec stupéfaction tantôt une page tantôt une autre. Car cet ouvrage est une mine, qui vient bousculer mes habitudes de lectures et il ne m’a déçue à aucun moment. Je le relis parce que ma mémoire est sujette à la paresse, qu’elle ne retient que ce qu’elle veut, fait le tri à mon insu, se permet de gommer à son aise ce qu’elle juge sans importance pour moi. Et si elle se trompait, la maligne ! C’est ignorer que j’ai plus d’un tour dans mon sac et ces lichens m’ont ouvert les yeux sur les paysages que je connais par cœur (dixit le berger : tu n’en as pas assez de les regarder, ces paysages !). Hé bien non, contrairement à mon cher berger qui semble les regarder sans plus les voir, je sais qu’ils recèlent encore nombre de secrets. Et je n’ai pas non plus la prétention de les connaître par cœur ! La preuve ! ces lichens ! jamais sans Vincent Zonca je ne les aurais vus ! jamais je ne leur aurais prêté attention ! j’aurais continué mon chemin en les méprisant, en ne voyant que des taches écrites qui sait comment sur les troncs des arbres et sur les roches ! Maintenant, je m’arrête, je les hume, j’essaie de les identifier car il y a autant de variétés de lichens que de sortes de méduses dans la mer ou d’espèces de fourmis sur le sol. Aujourd’hui couvert d’argentines, arrivées par bateaux, dévoreuses de chair fraîche (j’en ai fait les frais ces jours-ci), de fils électriques dans les maisons, responsables comme les rats de courts-circuits générateurs d’incendies… Donc, les lichens. Ils sont partout. Dans les cimetières, bien sûr, mais pas seulement. Sur toutes les surfaces disponibles. Sur lesquelles accrocher leurs thalles. Dans les steppes de Sibérie comme dans les déserts les plus terribles. Takla Makan ou Gobi. Ténéré ou Tassili N’Ajjer. Ces micro-organismes aux couleurs variables, qui culminent dans les nuances du vert-de-gris et de l’ocre, symbiose parfaite (non parasitaires) de l’algue et du champignon, alliance non mortifère de la terre et de la mer, me fascinent. Je les examine – avec la loupe de ma mère, lourde et peu efficace- je les photographie, j’essaie de les comprendre comme le fait le poète Camillo Sbarbaro dans les très belles pages qu’il leur consacre. Avec lui, j’ai découvert la douce parmélie des murailles / Xantoria parietina et l’usnée aux longs cils ; et au-delà de ce microcosme tout une interprétation du monde et une métaphore de l’existence qui irrigue les sens et élargit l’espace. Une découverte de ces derniers mois, grâce à Vincent Zonca. D’autres écrivains, artistes, poètes surgissent au détour des pages. Parmi eux, Antoine Emaz et ses deux ouvrages, Lichen lichen et Lichen encore. Où l’on comprend ici comment l’économie des moyens a fait subrepticement son entrée dans nos vies et jusque dans la poésie. Parce que le lichen se nourrit exclusivement de ce qu’il tient à sa portée (l’air qu’il respire, la pluie lorsqu’elle tombe), autant dire qu’il se contente de peu. Ne dépense rien. Rien de superflu. Ne gaspille pas. Le contraire de ce que fait l’homme qui décidément ne se résout pas à se restreindre. Écrivant cela, j’ai bien conscience que j’ai du chemin à faire pour me conduire en lichen responsable de lui-même et de son environnement. Le lichen est tout le contraire de la nature proliférante. De l’exubérance. Du lyrisme. Du baroque. Je suis à l’opposé de ce qu’il est. Il se révèle et me révèle dans mes plus profondes contradictions. Mais je l’aime aussi pour cela. Et je caresse – des yeux seulement- ses volutes minuscules, ses spirales incrustées dans la roche. Le lichen sur ma route se fond avec elle, caméléon de l’amiante qui structure géologiquement le Cap Corse. J’ai découvert, grâce à Vincent Zonca, l’existence de céramistes et de peintres inspirés par les lichens. J’ai aussi retenu de ma lecture, qu’installé au Brésil, cet agrégé de lettres lyonnais milite contre Bolsonaro, grand destructeur aveugle et cupide, de la forêt amazonienne. Et dictateur de la pire espèce. Ainsi, si la poésie ne change pas le monde, du moins ouvre-t-elle sur des horizons d’attente et de pensées différents. Et ce livre-là, en ces périodes d’incertitudes qui nous minent, donne à réfléchir et offre des bifurcations régénérantes. Et puis, comme toute trouvaille comporte son revers, le lichen – mais j’y avais pensé en cours de lecture avant d’en avoir confirmation est à la flore ce que le tardigrade est au monde zoomorphe. Cette découverte, loin de me réjouir m’inquiète. Car les hommes – scientifiques et chercheurs - considèrent ces micro-organismes qui se régénèrent d’eux-mêmes, comme un espoir pour notre longévité. Voire pour nous rendre immortels. Barkkkk ! ressembler à un tardigrade ! quelle horreur. Celui-là me fait le même effet que le cœlacanthe, que pourtant j’admire mais qui me fait si peur ! Autant dire que j’en ai la chair de poule. J’espère bien que nous n’en arriverons pas là !
« La métaphore picturale est filée par le poète italien Camillo Sbarbaro, qui en souligne toutes les nuances de noirs, rappelant le sfumato, l’effet « fumée » jouant des ombres et lumières des tableaux de Léonard de Vinci :*
Le lichen est le plus polychrome des végétaux. Sa gamme, qui s’étend du blanc laiteux au noir stygien, se hisse vers tous les aigus, à travers une orchestration de tons et de nuances où se déploie le plus fastueux répertoire de couleurs. […]
Ainsi, pour ne pas quitter les limbes des noirs, [on] distingue encore […] un noir chauve-souris (vespertilio), un noir corbeau (coracinus), un noir fumée (infumatus), un noir funérailles (pullatus), un noir torréfié (torridus), un noir brûlé (deustus), un noir anthracite (anthracinus), un noir de suie (fuliginus), un noir de ténèbres (tenebricus), un noir infernal ( strygius)…**
*Vincent Zonca, Lichens, Éditions Le Pommier 2021, pp. 67, 68.
**Camillo Sbarbaro, « Les Lichens 3 » in Copeaux et feux follets, traduction de Jean -Baptiste Para ; Trucioli e Scampoli (1930-1940), « L’opera in versi e in prosa », Edizioni Garzanti Elefanti Poesia, 2001, pp.368,369.
« Je travaille et je vois après.
Je travaille sans voir- je vois parce que je travaille.
Je travaille. A force, je vois un peu, parfois. Il ne faut pas en demander trop.
Extrême lenteur. Labour.
Je laboure et vois après ce qui a été retourné – terre, ciel, morts, vifs, mots…
Labeur.
Je retourne toujours les mêmes mots ou peu s’en faut, comme si j’avais besoin d’aller au bout de ça, comme si je pouvais en finir.
Je pose le mot ciel, le mot sang : je le pose là, je l’aligne et le iasse posé jusqu’à ce qu’il se défasse, pourrisse, poudroie et ne laisse rien que cendre, poussière, sable de ciel et de sang.
Travail…
Dans la cendre du mot, je ne vois plus, j’entends comme du son resté ; je ne peux plus, plus loin ; je ne peux pas tisonner cela. Le travail est alors fini. »
Antoine Émaz, Lichen, lichen, Dessins d’Anna Mark, Éditions Rehauts, 2003, p.46.
Et ces quelques phrases que m’ont inspiré cet extrait :
je caresse une tache de lichen du bout des doigts. à peine. une légère excroissance qui fait cloque. à peine. elle se délite s’efface trace gris-vert vert- de- gris sur la pulpe de l’index. parmélie douce. sans défense. Surgissent les mots. pas les miens. ceux d’Antoine Émaz.
Il est temps que je te cède la place, ma chère Grande. À tout bientôt. Je t’embrasse.
Angèle
Commentaires